Seniors, la pauvreté pour horizon
De plus en plus de salariés âgés et de retraités, obligés de
reprendre une activité pour compléter leurs maigres revenus, sont
touchés par la pauvreté. Ce phénomène, qui concerne particulièrement les
femmes, révèle des inégalités subies tout au long de carrières souvent
marquées par la précarité.
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Avec
de faibles revenus, les loisirs sont un luxe. Toute l'année, le SPF
organise de nombreuses sorties pour les seniors. Ici, à Deauville en
août 2017.
Jean-Marie Rayapen
Jean-Marie Rayapen
« J’ai toujours beaucoup travaillé : je suis comme ça, explique Micheline (prénom changé à la demande de la personne), 70 ans, bénévole au SPF de Saint-Brieuc (Côtes-d'Armor). Mais je ne suis toujours pas à la retraite : je me dis souvent que cela viendra peut-être un jour. »
Pourtant Micheline est bien retraitée mais, après avoir travaillé
pendant quarante-six ans dès 14 ans, cette mère de deux enfants est
contrainte d’exercer plusieurs activités pour compléter sa modeste
pension, « qui n’a pas changé depuis des années ». Comme elle,
de nombreux seniors, majoritairement des femmes, ne peuvent subvenir à
leurs besoins avec leur pension de retraite ou leur salaire. Vivant en
dessous du seuil de pauvreté, ils font appel aux associations, notamment
au SPF qui, dans ses permanences d'accueil, constate l'augmentation de
leur nombre : 6 % des personnes soutenues par le SPF ont 60 ans et plus.
Grand-mère courage
« Je vois monter la pauvreté depuis cinq ans, confirme Nicole Rouvet, secrétaire générale du SPF du Puy-de-Dôme. Il
y a une recrudescence de toutes les demandes d’aide, y compris de
retraités avec une petite pension qui se retrouvent en difficulté,
coincés par leur loyer. Cette pauvreté, plus redoutable, tire vers le
fond, enlise comme dans des sables mouvants, sans perspective
d’amélioration. » Habitant une maison HLM à Ploufragan près de
Saint-Brieuc, Micheline a un emploi du temps fluctuant et très chargé,
même le samedi : aide-ménagère, baby-sitter d’un enfant handicapé et
travaux de couture. « À la longue, cela fatigue, mais on est obligé de continuer si l’on veut vivre dignement »,
déplore cette grand-mère courage, qui a exercé les métiers de
facturière-comptable, retoucheuse, caissière-charcutière-fromagère pour
une grande surface.
Comme elle, Rachida, qui a pris sa retraite à 60 ans en 2011,
rencontre des difficultés pour régler ses factures d’électricité et le
loyer de son appartement situé à Marseille dans le 14e arrondissement. Sa pension de 760 euros ne suffit pas. « C’est très difficile : je suis presque tout le temps à découvert et je dois payer des agios »,
précise cette bénévole qui s’occupe de la braderie du SPF des
Bouches-du-Rhône. À 66 ans, elle aimerait bien retravailler pour « avoir quelque chose pour [elle] en fin de mois ».
Après une vie professionnelle hachée et marquée par un accident du
travail en fin de carrière, cette mère de cinq enfants souhaiterait
reprendre quelques heures de ménage ou de couture, métiers qu’elle a
exercés en intermittence avec ceux de commerçante et d’auxiliaire de
vie. Après avoir suivi un atelier d’écriture au SPF
grâce auquel elle a rédigé un récit sur son père, Rachida a repris
confiance en elle. Elle espère s'en sortir, même si le retour à l’emploi
s'avère plus difficile pour les seniors (Insee Première, 25 juillet 2017).
Hausse du coût de la vie
Plus d’un demi-million de personnes (1) doivent vivre avec le minimum
vieillesse (803 euros par mois pour une personne seule au 1er avril 2017),
qui se situe 21 % en dessous du seuil de pauvreté (1 015 euros à 60 %
du revenu médian). Après une très forte diminution entre la fin des
années 1960 et le début des années 2000 liée à l’amélioration du niveau
des pensions, leur nombre reste stable. « Ces retraités au minimum
vieillesse ou avec une petite pension ont bossé, cotisé et doivent faire
appel au SPF. Il y a vingt ans, jamais ils n’auraient eu besoin d’un
petit job, souligne Nicole Rouvet. Avec les mêmes besoins
qu’avant leur retraite, ils se disent qu’il faudra compléter leur
pension jamais revalorisée. Comme le coût de la vie augmente, ils savent
que cela va être de plus en plus dur et se privent pour assurer. »
Parmi les allocataires du minimum vieillesse, les femmes seules
(célibataires, veuves ou divorcées) sont surreprésentées : plus
d’un bénéficiaire sur deux. Malgré une amélioration, la pension de droit
direct des femmes en 2015 reste inférieure de 39,2 % en moyenne à celle
des hommes (45,8 % en 2004). Si l’on ajoute les pensions de réversion,
la différence se réduit à 25,1 %, mais reste supérieure à l’écart des
salaires entre les deux sexes (15,1 %). Comme le taux de remplacement du
salaire par la retraite diminue au fil des générations, la situation
risque de s’aggraver pour les femmes comme pour les hommes. Moins élevés
pour les femmes, ces taux de remplacement déclinent proportionnellement
au salaire.
Retraites, l'autre inégalité
Considérée comme une travailleuse pauvre, Françoise doit recourir aux
associations, malgré un emploi d’aide-soignante. En CDI depuis
juin 2011 dans un Service de soins infirmiers à domicile (SIAD), cette
Bordelaise de 53 ans a dû passer à mi-temps en mai-juin 2015 après une
affection dégénérative du genou. Cette maladie qui s’est déclarée à
l’automne 2014 a entraîné une baisse de son salaire non compensée par sa
pension d’invalidité de 485 euros, « l’autre moitié de [son] revenu variable ». Et les tracas financiers se sont additionnés aux douleurs corporelles : « Aide-soignante,
c’est un beau métier, mais c’est très physique. Il y a beaucoup de
choses que je ne peux plus faire, comme me baisser, conduire », d’où l’obligation de prendre les transports pour visiter ses patients.
A bientôt 70 ans,
Charlotte est obligée
de continuer son activité
de bouquiniste sur les bords
de la Seine.
« Je suis tout le temps à découvert. Il y a juste un jour dans le
mois, où cela ne m’arrive pas. Des fois, je dois payer des agios, mais
j’essaye de rester dans mon découvert autorisé », précise cette femme sans enfants qui s’acquitte difficilement de certaines factures d’électricité. « Je
me débrouille pour régler mon loyer quand je peux, vers la fin du mois
quand la paie arrive. Sans le soutien du Secours, cela serait dur. » Fournie par l’antenne Amédée-Alins du SPF de Gironde, l’aide alimentaire mensuelle lui « permet de tenir ».
Françoise a occupé très jeune, vers 16 ans, différents emplois – plonge
dans la restauration, garde d’enfants, distribution de journaux,
travaux ménagers à domicile, agent de service en maison de retraite,
auxiliaire de vie sociale. Aujourd’hui, elle ne souhaite qu’une chose :
« être opérée des genoux pour pouvoir travailler plus facilement ».
Comme elle, les personnes qui exercent une activité mais disposent
d’un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté font partie de la
catégorie des travailleurs pauvres. Ils sont près de deux millions en
France (2). Il faut multiplier ce chiffre par deux si l’on prend en
compte les enfants et le conjoint dépendant du foyer d’un travailleur
pauvre. Selon l’Observatoire des inégalités, ce phénomène résulte de
facteurs démographiques et économiques : faiblesse des salaires, impact
du temps partiel, fractionnement des emplois, alternance de phases
d’emploi et de chômage. « La précarisation du travail et les temps
partiels induisent mécaniquement le développement de bas salaires. Même
si la pauvreté – confrontation entre les ressources et les besoins –
s’apprécie au niveau du ménage, cette montée des bas salaires engendre
en tendance un développement des travailleurs pauvres », confirme Pierre Concialdi, chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES). http://www.ires-fr.org/index.php
Salariés pauvres, retraités pauvres
Occupant majoritairement les postes à temps partiel et à durée
déterminée (3), les femmes représentent logiquement deux tiers des
travailleurs pauvres. Installée au sein même du salariat par le biais « d’emplois en miettes ou du chômage », la pauvreté n’est plus, selon Denis Clerc (4), « cantonnée
dans un “autre monde”, celui de la vieillesse ou des personnes
marginales et beaucoup craignent d’en devenir les victimes ».
Que s’est-il donc passé au cours de ces trente dernières années ? « La
condition salariale s’est dégradée : baisse de la part des salaires
dans la valeur ajoutée des entreprises et décrochage à partir de 1986 du
salaire moyen qui évolue moins vite que le niveau de vie moyen des
Français, précise Pierre Concialdi. Sans ce décrochage, il
serait supérieur de 400 euros à son montant actuel (2 225 euros net par
mois en 2014). Ce retard salarial contribue à expliquer le phénomène des
travailleurs pauvres. » Derrière les chiffres et les catégories de personnes aidées, il ne faut pas oublier qu’il y a « du sang, de la chair, des sentiments, des pleurs et des sourires, rappelle Nicole Rouvet. En un mot, de l’humain. »