Dans la « jungle » de Calais, la laïcité en acte
Située dans la « jungle » de Calais, l’école qui a
accueilli 123 enfants depuis un an, a été voulue d’emblée laïque par
l’équipe d’enseignants bénévoles. Plus qu’ailleurs, la laïcité dans notre école, devait faire sens. Dans
ce camp où se retrouvaient en transit les nombreuses victimes de la
liberté piétinée, des exactions commises au nom d’un Dieu, d’une
religion, d’une volonté de pouvoir absolu sur l’autre, notre école se
devait d’être le symbole du « vivre ensemble ». Pas une notion
vague, redécouverte après les attentats de janvier 2015. Pas juste deux
mots écrits en en tête d’une note de service ou d’un article du
Bulletin Officiel. Non, il s’agissait pour nous d’oser « vivre
ensemble » dans ce petit lieu précaire, boueux les jours de pluie, glacé
l’hiver, étouffant en plein été.
On comptait plus de vingt nationalités dans ce camp ; une grande
majorité d’hommes, souvent jeunes, pour certains très jeunes. La plupart
des femmes et des jeunes filles couvraient leurs cheveux, leurs bras,
leurs jambes ; les enfants y évoluaient dans une grande liberté la
journée, ignorant les dangers réels ou potentiels. Les musulmans,
religion majoritairement présente, et les chrétiens y partageaient
l’espace.
Il y a tout juste un an, la classe des enfants, faite de palettes, de
couvertures et de bâches de plastique voyait le jour. Posée sur le
sable au milieu des habitations de fortune, elle semblait bien
fragile ;elle avait cependant une force : la volonté de l’accueil de tous ou plutôt de chacun de ces enfants. Il était impératif de prendre en considération le dessin de leurs racines et le projet de leurs ailes.
Rien n’était simple sur le camp, tout semblait dur, insurmontable, déprimant, compliqué.
La géographie y était en perpétuel mouvement entre départs et arrivées,
entre constructions, destructions, reconstructions… Il fallait sans
cesse nous adapter et conserver à l’esprit l’idée fédératrice de notre
école : accueillir et transmettre.
Il nous a fallu avoir une définition précise et commune de l’Ecole et de la Laïcité. Dans
un tout premier temps, après avoir lu des tonnes d’écrits sur la
géopolitique, l’histoire, la culture, les us et coutumes des pays d’où
étaient originaires ces populations migrantes, connaissances
indispensables pour un accueil digne de nos élèves, nous avons repris
les « besoins fondamentaux de l’être humain » et les réponses qui leur
étaient apportées au regard des conditions de vie de ce camp. Pour
beaucoup de ces besoins, les réponses étaient défaillantes et pour
certains carrément inexistantes, situation dénoncée d’ailleurs par de
nombreuses ONG.
Nous avons ainsi distribué de nombreux repas, des vêtements et des
chaussures adaptés aux conditions climatiques, des produits d’hygiène ;
nous avons sollicité des médecins, des ophtalmologues, des psychologues
pour qu’ils puissent nous aider dans notre mission. Les nombreux
dons ont permis de participer à l’épanouissement de chacun par le jeu,
tant par celui de société (qui porte tellement bien son nom) que par
celui qui développe l’imaginaire, permet la projection de soi ou encore
par celui d’extérieur qui sollicite les grandes actions motrices…
Nous avons essayé aussi de « décortiquer » avec les enfants le projet
migratoire de leurs parents et décrypter les valeurs de notre
démocratie, si peu lisibles pour ceux qui étaient accueillis dans ce
bidonville ! Avec beaucoup de bienveillance et de constance,
nous avons abordé l’égalité garçon/fille, la mixité, le respect de
chacun, le respect des croyances et des non-croyances et puis le respect
tout court, celui de l’enfant qui manque d’assurance et bégaie
quand on l’interroge, celui de la fille en surpoids, celui du petit
garçon plein de colère et de violence ou de celui qui ne cesse de
pleurer. Nous avons parlé du corps, de notre propre corps et des limites
nécessaires de l’action de l’autre sur lui. Nous avons abordé les
représentations mentales, parfois farfelues des religions. Pour
exemple : la croix centrale de l’Union Jack représentait pour certains
une religion proche de la leur. Si le Royaume-Uni était leur Eldorado,
la religion « là-bas » ne pouvait en effet être que similaire… étrange
représentation mais tellement enfantine aussi !
Toute cette action ne s’est pas faite sans heurts. Les conflits ont été nombreux,
les insultes ont plu aussi souvent que les grenades lacrymo sur le
camp ; fallait-il y voir un lien de cause à effet ? Peut-être. Les
périodes qui précédaient les annonces de démantèlement ou celles qui
les suivaient, les débordements en tous genres, se traduisaient
généralement par un climat tendu dans la classe, parfois explosif.
Mais nous avons toujours considéré que chacun des conflits exprimés en
classe devaient se résoudre en classe. Jamais nous n’avons laissé partir
les enfants sans avoir tout fait pour qu’ils se réconcilient. Nous leur
avons maintes fois rappelé que c’étaient les guerres qui les avaient
jetés sur les routes, les massacres liés aux volontés de pouvoir et de
domination qui les avaient amenés dans ce camp aux frontières de nulle
part. Nous avons toujours eu à cœur d’entourer chacun de nos propos de
l’amour que nous leur portions, parce qu’il s’agit véritablement d’amour
de l’être en devenir, de notre foi en lui.
123 enfants ont fréquenté notre classe. Deux ans et demi pour les plus jeunes et quatorze ans pour les plus âgés.
Pour quelques jours ou pour plusieurs mois. Les plus anciens élèves
sont arrivés le 24 janvier, 9 mois! Et 9 mois en « temps enfant », c’est
5 ans pour un adulte ! Notre action se termine. Le démantèlement est en
cours. Il va anéantir à coups de bulldozers cette école si
particulière, cette école-monde.
J’ai dit au revoir à mes élèves, je n’y retournerai pas. Mais je suis inquiète pour tous ces enfants, que vont-ils devenir ? Où vont-ils aller ? Quand retourneront- ils en classe ?
Ce démantèlement est une violence de plus inscrite dans leur parcours. Par
cette action, leur enfance est méprisée, maltraitée, une fois encore,
une fois de plus. Le temps nécessaire à la construction de leur
personnalité, à celle de l’estime de soi s’est fait, jusqu’à présent
dans la négation absolue de leur bien-être. Qu’adviendra-t-il d’eux ?
Peut-être que notre Président, celui de NOTRE République entendra
nos voix, celle des enfants de la République française nourris aux
valeurs de sa devise et, à travers elles, celles de tous les enfants
meurtris par les actions et décisions des adultes auxquelles ils ne
comprennent rien mais qui ne leur laissent jamais le repos nécessaire à
une construction harmonieuse de leur être. Que nos voix réunies fassent
entendre, enfin, la volonté légitime pour chaque enfant de grandir en
paix.