Lettre ouverte au président de la République à propos du sommet de La Valette des 11 et 12 novembre 2015


Paris, le 9 novembre 2015


Monsieur le Président de la République,

Nos organisations vous ont alerté à plusieurs reprises au cours des derniers mois à propos de lurgence à agir afin que cessent lhécatombe, les souffrances et les dénis de droits des migrants tentant de fuir leurs pays et de rejoindre lUnion européenne. Lorsque, après avoir demandé à vous rencontrer à ce sujet, nous avons été reçus par vos conseillers, le 18 septembre dernier, nous leur avons fait part de  nos plus vives inquiétudes au sujet du sommet euro-africain organisé à La Valette (Malte) les 11 et 12 novembre prochain. Ces inquiétudes sont confirmées. La préparationde cette conférence, peu transparente et non inclusive de la société civile, qui ne pourra pas être présente lors du sommet, s'appuie « sur les processus de coopération existant entre l'Europe et l'Afrique, en particulier les processus de Rabat et de Khartoum sur les migrations, et sur ledialogue UE-Afrique sur la migration et la mobilité ». Elle augure donc dune aggravation des logiques dexternalisation du traitement de la demande dasile et dinstrumentalisation des politiques daide au développement, à des fins de contrôles migratoires, que nous dénonçons delongue date.

Nous sommes dautant plus alarmés que dans son « plan daction sur les retours » adopté le 9 septembre dernier, la Commission européenne a clairement exprimé ses objectifs. Alors que nous attendions de lUnion européenne qu'elle mette tout en œuvre pour accueillir dignement lesréfugiés arrivés à ses portes et prenne enfin les mesures (ouverture de voies daccès légales) qui permettent aux personnes contraintes de fuir les conflits de le faire sans se mettre en danger, le programme de la Commission vise avant tout à  « améliorer lefficacité [du] système de retoursdes migrants en situation irrégulière ». Et ce, alors même que parmi ces derniers peuvent se trouver des demandeurs d'asile n'ayant pu faire valoir leurs droits.

Le sommet de la Valette est annoncé comme un moment décisif pour traiter de la question des accords et clauses de réadmission des personnes en situation irrégulière, mise en balance avec lensemble de la politique daide et de coopération de lUnion européenne. Derrière les« incitations » et la nécessité de « stimuler » un certain nombre de pays dAfrique de lOuest, de l'Est et du Nord (plus particulièrement ciblés) se cache une véritable politique de chantage : alors que les sommes allouées à laide au développement atteignent un seuil historiquement bas(0,4% du PIB à léchelle de lUElobjectif de 0,7% n’étant atteint que par les pays scandinaves et la Grande-Bretagne), particulièrement en France, cest une nouvelle forme de conditionnalité de laide qui est imposée. Le « principe » du « more for more, less for less » semble en être la clef de voûte : plus daide pour les pays qui contribueraient activement à la politique de retours, moins pour ceux qui seraient sensibles aux droits et intérêts des migrants. Nos associations sinquiètent aussi quune part croissante des sommes destinées au développement soient en faitutilisées à des fins de contrôle des frontières et de coopération dans la lutte contre les départs dits irréguliers (au mépris du « droit à quitter tout pays y compris le sien » garanti par larticle 13 de la Déclaration universelle des droits de lhomme). Ces détournements des objectifs de laideau développementdénoncés de longue date, pourraient être encore amplifiés par la prééminence absolue donnée à l'augmentation du nombre de retours « volontaires » ou forcés.

La plupart des États africains qui sont parties prenantes au sommet de la Valette ne sy sont pas trompés et ont dénoncé des « négociations » menées au prisme de lobsession migratoire des pays de lUE, sans tenir compte de leurs propres intérêts : les migrations sont aussi facteur dedéveloppementet vouloir les entraver ne peut que contribuer à laffaiblissement des droits et des opportunités des citoyens de la planète. Les documents de travail successifs destinés à préparer le « plan daction » qui devra être adopté à lissue du sommet de la Valette portent la marquede ces préoccupations, par le rappel de quelques grands principes sur les apports des migrations au développement ou sur la nécessité de promouvoir des canaux légaux de migration. Pourtant, au moment même  lUE fait pression sur les rares pays, tels la Turquie, qui accordentrelativement facilement des visas aux ressortissants des pays du Maghreb ou dAfrique subsaharienne, on peut douter de la réelle volonté de mettre la politique des visas dans la balance des négociations.

Plus grave encore, certains axes du projet de « plan daction » du sommet de La Valette risquent de porter atteinte aux droits des migrants et des demandeurs dasile. La volonté dexternaliser la politique dasile et dimmigration y est particulièrement marquée, au prix d'une collaborationavec des États  les atteintes aux droits fondamentaux sont telles quelles alimentent un véritable exode.

Sachant que les pays impliqués dans le processus de Khartoum (dont le Soudan et l’Érythrée) le sont aussi dans le sommet de la Valette, les plus grandes inquiétudes sont permises face à certaines mesures préconisées : des fonctionnaires des pays dorigine seraient ainsi requis pour allervalider les identités des personnes retenues dans des États de lUE (par exemple en Italie ou en Grèce, dans les « hotspots ») pour faciliter leur expulsion. Ces « coopérations » au mépris du droit et de la sécurité des demandeurs dasile, même déboutés, seraient aussi une forme decontrepartie à la présence renforcée dagents de liaison et dagences de lUE dans les aéroports et autres lieux de départ. Le « centre multimodal » qui doit être construit à Agadez est emblématique de cette exploration des objectifs, méthodes et agences de lUE dans des pays tiers. Il estpensé comme un lieu dinformation (sur les dangers de lémigration) et didentification des migrants, mais aussi comme un éventuel centre « daccueil » pour les expulsés dEurope et dautres pays. LUE s'apprête donc à impulser la création dun nouveau camp dans une région  il seraparticulièrement difficile de vérifier les normes minimales en matière daccueil et de faire respecter les droits fondamentaux des personnes hébergées ou retenues.

Cet affaiblissement des droits est au cœur même de la logique d’externalisation que nous dénonçons. Nous aurions aimé vous entendre partager les préoccupations sur lesquelles nous vous avons alerté à de nombreuses reprises. Votre discours du 7 octobre dernier a clairement montré que nous n’avions pas été entendus : « c’est en Turquie que les réfugiés doivent, autant qu’il est possible, être accueillis » avez-vous déclaré devant le Parlement européen, alors même les capacités d’accueil de ce pays (avec plus de 2,2 millions de réfugiés syriens !) ainsi que celles de nombreux pays du sud de la Méditerranée sont depuis longtemps dépassées.

La France et l’UE ne doivent pas sous-traiter leurs obligations internationales ni faire en sorte que leurs politiques soient prises en charge par des États qui ne respectent pas les libertés et droits fondamentaux. La solidarité internationale et l’aide au développement doivent retrouver leurs significations profondes et cesser d'être détournées à des fins qui vont à l’encontre des droits et aspirations des populations les plus vulnérables, en particulier les migrants. Puisse cette voix être portée par la France au cours du prochain sommet de la Valette !  

Veuillez agréer, Monsieur le Président de la République, l’assurance de notre très haute considération.

Liste des signataires

ACAT-France (Action des chrétiens pour l'abolition de la torture)
ACORT ((Association citoyenne des originaires de Turquie)
Action Tunisienne
ADTF (Association Démocratique Tunisienne de France)
AMF (Association des Marocains en France – fédération)
ATMF (Association des travailleurs maghrébins de France)
Anafé (Association Nationale d'Assistance aux Frontières pour les Étrangers)
APSR (Association d'Accueil aux Médecins et Personnels de Santé Réfugiés en France)
CASAS (Collectif d'Accueil aux Solliciteurs d'Asile à Strasbourg)
Ccfd-Terre Solidaire
CEDETIM
CISPM (Coalition internationale des Sans-papier Migrants)
CSP 75 Coordination 75 de lutte pour les sans papiers
CRID (Centre de Recherche et d'Information pour le Développement)
Dom'Asile
Emmaus France
Emmaüs Europe
Emmaüs International
FASTI (Fédération des associations de solidarité avec tous-te-s les immigré-e-s)
FNARS (Fédération des Associations d’Accueil et de Réinsertion Sociale)
FORIM (Forum des Organisations de Solidarité Internationale issues des Migrations)
France Amérique Latine
France Libertés
FSU (Fédération Syndicale Unitaire)
FTCR (Fédération des Tunisiens pour une Citoyenneté des deux Rives)
GISTI (Groupe d'information et de soutien des immigré.e.s)
GRDR Migration - Citoyenneté - Développement
IDD (Immigration Développement Démocratie)
IPAM (Initiatives pour un Autre Monde)
La Cimade
Ligue des droits de l'Homme
Le Mouvement de la Paix
Médecins du Monde
Mouvement Utopia
MRAP
Observatoire citoyen du CRA de Palaiseau
Organisation pour une Citoyenneté Universelle
Réseau Foi & Justice Afrique Europe
RESF (Réseau éducation sans frontières)
Secours Catholique - Caritas France
Secours Islamique France
Service International d’Appui au Développement (SIAD)
Solidarité laïque
Syndicat de la magistrature
Union syndicale Solidaires